Ces derniers mois, une crainte horrible a animé la sphère vidéoludique : le tant attendu GTA 6 sombrerait dans “la propagande wokiste.” Cette panique d’une partie des joueurs, elle revient assez fréquemment. Horizon Forbidden West, Season, The Last of Us Part II… Des jeux jugés trop “woke”, en gros qui s’abandonneraient à la terrible propagande progressiste. Alors non, rangez vos torches et vos fourches, le monde du jeu vidéo n’est pas en train de tout céder aux hordes de “wokes” en colère. Et il serait vraiment temps d’arrêter de le croire !
Alerte, le jeu vidéo deviendrait "woke" !
GTA est connue pour être une licence particulièrement irrévérencieuse. En se positionnant en satire de la société américaine, elle a pris l’habitude de se moquer de tout, et ce de façon parfois franchement crue. Naturellement, GTA est donc naturellement devenue la franchise qui envoie valser toutes les conventions, quitte à choquer. Du coup, quand Grand Theft Auto VI est annoncé, certains y voient déjà leur poulain pour s'attaquer à ce qu'ils considèrent comme le mal dominant du siècle : “le wokisme”. Quel ne fut pas leur désarroi en découvrant un trailer mettant en avant un protagoniste féminin et tout un tas de personnages bien loin des carcans habituels (femmes avec des formes, personnes racisées…). Ça vous paraît peut-être absurde, mais oui, certains joueurs ont crié au scandale face à la diversité apparente que semble proposer GTA 6. Le problème ? Et bien parce que “GTA n'a jamais été féministe” peut-on lire sur X (anciennement Twitter), entre autre. En gros, Rockstar aurait cédé à la “propagande wokiste”, dénaturant ainsi sa licence. C'est ça la crainte de ces joueurs : voir le médium changer.
Vous avez beaucoup de clowns qui disent : “Rockstar est devenu woke, ils cèdent au wokisme international”
Ned Luke, interprète de Michael dans GTA V, auprès d’IGN
Le souci, c'est que GTA est un très mauvais exemple. Au fil des opus, la licence a fait preuve d'une diversité assez remarquable en vérité. Avec Grand Theft Auto : San Andreas, elle a par exemple accueilli l’un des premiers protagonistes noirs sur une licence populaire. GTA, c’est aussi des personnages féminins forts et intéressants comme Elizabeta Torres ou Kate McReary, mais surtout la possibilité de choisir un protagoniste féminin dès le premier opus. Et puis, on a déjà eu le droit à un personnage aveugle, un autre muet, ou encore un PNJ de premier plan ouvertement homosexuel… En somme, le casting de GTA a toujours été très diversifié et ce n'est pas vraiment étonnant de voir la licence nous présenter une protagoniste d'origine hispanique aujourd'hui. Alors, encore une fois, où le problème ?
Il semblerait qu’il y ait des choses que certains joueurs ne veulent pas voir, et ça, aujourd'hui plus qu'il y a 20 ans. Dernièrement, les mois passent et les polémiques se ressemblent… Exemple tout bête : si le DLC d’Horizon : Forbidden West, Burning Shores a ébranlé les foules pour un simple baiser lesbien en avril dernier, en 2020 c’était la relation entre Ellie et Dina dans The Last of Us Part II qui suscitait la colère des “gamers”. Tremblez joueurs de tout bord car les vilains studios ont cédé à la propagande “woke” et plus jamais vous ne trouverez un vrai jeu vidéo comme on en faisait dans le temps. Vous trouvez que j’exagère ? A en croire les différentes réactions sur ces deux jeux, on est sur ce genre de danger mortifère. La romance possible d’Aloy avec Seyka aurait en effet le pouvoir de “détruire” la licence Horizon, rien que ça ! Et bien sûr, nombreux sont ceux qui ont appelé au boycott de ce DLC n'existant apparemment que pour placer Aloy sous le signe du drapeau arc-en-ciel… On aurait peut-être pu passer au-dessus de ces commentaires honteux (en vérité non mais faisons comme si) s’il s'agissait d’un événement isolé. Mais voilà, à chaque proposition un tantinet progressiste, c’est la même rengaine aujourd’hui.
Aloy lesbienne ! Qu'est-ce que vous foutez Sony et Guerrilla sérieux ? Arrêtez de faire ça avec vos personnages. {...} J'adore cette licence et je ne veux pas vous voir la détruire comme ça...
GSh773
Vous l’aurez compris, toutes les raisons sont bonnes pour taxer de “propagandiste” le moindre jeu. Parfois, l'argument est faussement historique. On y a eu droit pour les Battlefield et autres Call of Duty quand ils ont commencé à proposer des protagonistes féminins, mais également pour des Total War. Car c'est bien connu, ces licences sont absolument parfaites niveau précision historique. Comme quoi, ce que l'on parvient à excuser à un Assassin's Creed ne tient plus quand il s'agit de donner plus de place aux femmes dans certains jeux. Et on ne se prive pas pour les review bomber pour cette même raison, comme ce fut le cas pour Total War : Rome II… Difficile de ne pas y voir un petit biais sexiste tant cela est systématique... C’est même presque étonnant de voir jusqu’où va cette obsession pour le “wokisme”. En rédigeant cet article, j'ai par exemple appris que certains s'amusaient à noter le taux de “wokisme” des jeux vidéo. J'ai ainsi découvert que Marvel's Spider-Man 2 est un jeu "woke" car il s’agit “fondamentalement {d’}une histoire au sujet de la décolonisation de Spider-Man.” Far Cry 6 ou Dead Space (2023) sont également jugés trop progressistes par certains. Et quand le jeu indépendant Firewatch a eu droit à du review bombing également, c'était à cause des positions de son "gauchiste" de créateur qui avait usé de la fonctionnalité DMCA de Youtube pour retirer les vidéos de PewDiePie sur son jeu. Vidéos sur lesquelles le Youtubeur abusait de blagues racistes.
Parfois, la colère des joueurs va même plus loin. C’est d’ailleurs le cas avec la nouvelle obsession des joueurs partis en croisade contre le “wokisme” : l’entreprise Sweet Baby Inc. Pour résumer très rapidement, cette boîte réalise notamment du consulting auprès de studios pour s'assurer qu'ils ne sombrent pas dans de vilaines caricatures et autres biais quand ils abordent des sujets sensibles ou représentent des minorités. Comment ça se passe ? Comme avec les sensitivity readers dans le monde de la littérature : un studio parle d’un sujet qu’il juge sensible ou qu’il ne maîtrise pas et expose son jeu à l’entreprise afin d’avoir un retour sur les choses à améliorer. Jusque-là, c’est assez logique. Comme l’explique la sensitivity reader Marjorie Ingall, "si je me lançais dans l’écriture d’un polar se passant dans le monde médical, je demanderais évidemment à un ami docteur de me relire pour être sûre que je parle correctement de l’aspect médical." Pour revenir au cadre du jeu vidéo, c'est ce que fait aussi Ubisoft auprès des historiens sur la licence Assassin's Creed notamment. Mais vu que Sweet Baby Inc. se concentre principalement sur la représentation des minorités, là ça pose problème. Résultat, la crainte s’est muée en une haine totalement disproportionnée chez certains joueurs, le tout sur fond d’incompréhensions et de désinformations. Et le pire dans tout ça, c’est que des exemples comme ça, il y en a beaucoup trop…
C’est le même jeu. Ils ont changé beaucoup d’éléments de combat, ils ont ajouté beaucoup de merdes gay et woke que les gens normaux vont ignorer parce que ce n’est pas balancé à votre figure constamment, mais ce n’est pas subtil non plus. Soyons honnêtes, ce n’est pas subtil non plus. Tout le monde a subi un lavage de cerveau, nous devons accepter que nous sommes la minorité maintenant. Parce que les gens stupides peuvent très facilement être constamment nourris de propagande subliminale sans jamais le remarquer. Tant qu’on ne leur dit pas explicitement “On veut vous remplacer, on aimerait que vous soyez tous morts, mais merci pour votre argent”.
Synthetic Man au sujet du remake de Dead Space
On pourrait néanmoins poser un contre-exemple : celui d’Hogwarts Legacy : l'Héritage de Poudlard. Pour rappel, le récent jeu Harry Potter a eu droit à un appel au boycott à cause des positions transphobes de l'autrice J.K. Rowling. En revanche, c’est assez intéressant de noter qu’il n’a pas vraiment été review bomb, contrairement aux jeux précédemment cités. Il y a eu des tentatives, certes, mais le mouvement n’a pas été suivi, contrairement à l’appel au boycott sur les réseaux sociaux. C’est même assez drôle de voir que parmi les 0 sur Metacritic, on retrouve des critiques affirmant que le jeu serait, au final, trop progressiste.
Mais au-delà de cette différence de traitement sur Metacritic, Hogwarts Legacy est tout sauf un contre-exemple. C'est même la preuve que non, les “wokes” ne sont pas prêts de changer la face du jeu vidéo. Le jeu a non seulement été un énorme succès, mais surtout un des titres majeurs de l’année, mis en avant à peu près partout et tout le temps, malgré un appel boycott important et concernant l'intégralité de l'œuvre de Rowling. Donc, que ces joueurs se rassurent, dans les faits, les “wokes” n’ont pas pris le pouvoir. Dès lors, on peut se questionner sur le bien fondé de cette crainte qui semble pourtant obséder une partie d’entre eux. Et c'est d'autant plus important car ce mouvement “anti-woke”, il commence à prendre des proportions inquiétantes.
Notre objectif n’est jamais de débarquer pour injecter de la diversité. La plupart du temps, c’est l’inverse. C’est une entreprise qui a créé un personnage et veut faire en sorte que celui-ci soit plus crédible et intéressant.
Kim Belair, la dirigeante de Sweet Baby Inc. chez Kotaku
Des réfractaires mortifères
Cette campagne, elle ne se limite malheureusement pas au review bombing ou aux appels au boycott. Ça, le cas Sweet Baby Inc. évoqué plus haut l’a malheureusement bien montré. Rapidement, une angoisse s'est emparé des joueurs : d'Alan Wake II à Suicide Squad : Kill the Justice League, Sweet Baby Inc. imposerait la création de personnages ou de situations mettant en avant des minorités. Encore une fois, le travail réalisé par la boîte n'est qu'un travail de relecture et de conseil. Les idées, les histoires et les personnages viennent bel et bien des développeurs. Kyle Rowley, game director sur Alan Wake 2, a même pris la parole pour contrer cette théorie infondée stipulant que Sanga serait une femme noire à cause du lobbying de Sweet Baby Inc. Mais malheureusement, rien n'y fait, la machine est déjà en marche. Sur Steam et Discord, les détracteurs de Sweet Baby Inc. s'organisent. Ils appellent au boycott des jeux relus par SBI, parfois même au harcèlement d'acteurs du milieu, et crient bien sûr au terrible complot "woke" contre lequel il faudrait entrer en résistance. Et au milieu de tout ça, certains confrères sont tombés (sans avoir à chercher bien loin) sur des discours haineux, sexistes, racistes, transphobes et j'en passe. Aux dernières nouvelles, Discord serait d'ailleurs intervenu auprès du gérant du groupe pour calmer le jeu...
Cette bulle de joueurs en colère, elle ne cesse de prendre de l'ampleur. Sur le groupe Steam, ce sont plus de 200 000 membres qui appellent à cancel - tiens tiens - une quinzaine de jeux. Et sur ce dernier, son créateur parle d'un "mouvement" qui doit "grandir" pour "promouvoir des changements nécessaires dans l'industrie." Cette notion de "mouvement", elle est intéressante car elle montre une volonté de s'organiser ensemble pour lutter contre quelque chose et/ou quelqu'un. Cette psychose de groupe, elle pourrait presque paraître risible, tant elle est contradictoire et infondée à la fois. Mais pour certains, elle fait plutôt peur... Dans le monde du jeu vidéo, cette façon de fonctionner elle rappelle en effet un autre événement derrière lequel se cachait une véritable campagne anti-féministe de harcèlement et de menaces : le GamerGate.
Entre désinformation, discours haineux et tendances réactionnaires, il y a effectivement des points communs entre cette sombre période de l'histoire du jeu vidéo et cette nouvelle campagne anti-"woke." Et à la manière de Milo Yiannopoulos à l'époque, certains comptent bien en profiter pour devenir de véritable chef de file. On l'a dit, le créateur du groupe Steam se voit déjà comme le porte-parole d'un "mouvement" qu'il compte bien faire grandir : "Ce message s’adresse à tous les développeurs de jeux qui lisent ces lignes : ne craignez pas les gens comme Sweet Baby Inc. Ils sont faibles et ne peuvent rien contre nous. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est crier et pointer du doigt, rien de plus. Occupez-vous de votre base de fans ; occupez-vous de vos JOUEURS." Un des problèmes de ce message, c'est qu'il tend à présenter "les joueurs" comme une entité homogène qui ne parlerait que d'une seule voix et partagerait ainsi les mêmes envies… De quoi inquiéter les personnes marginalisées dont l'avis est totalement éclipsé et qui font l’objet de campagnes de harcèlement encore et toujours plus violentes. Au-delà du jeu vidéo, on rappelle que ce genre de "mouvements" ont déjà eu des conséquences plus que dramatiques (cf la tuerie de l'École polytechnique de Montréal notamment). Forcément, cette menace plane à chaque mouvement haineux de ce genre...
Tout ça, on le rappelle, pour une poignée de personnages féminins ou non-blancs présents dans... 16 jeux. Si ce mouvement “anti-woke” paraît aussi sidérant, c’est que ces fameux titres "wokes", ils sont plus rares que certains voudraient nous le faire croire. Le jeu vidéo et ses consommateurs regorgent encore aujourd’hui de biais bien ancrés, et ça c’est documenté. Mehdi Derfouri a écrit un livre entier pour analyser "le rôle des stéréotypes de race et de genre dans la fabrique des jeux vidéo" (le livre s'appelle sobrement Racisme et Jeu vidéo). Sur un autre sujet, une étude a par exemple fait la lumière sur la différence de traitement entre les personnages féminins et masculins. Avec de tels exemples, difficile de croire ce que prophétisait le commentaire sur Dead Space cité un peu plus haut (“nous sommes la minorité maintenant”). Et forcément, les propos de John Garvin paraissent également assez risibles sous cette lumière. En 2019, le bonhomme affirmait en effet que l’une des raisons pour lesquelles Days Gone, sur lequel il était creative director, n’avait pas été plébiscité par la presse, c’est parce qu’il n’était pas assez “woke” - ou plus précisément qu’ “il y avait des critiques qui ne pouvaient pas supporter qu'un motard blanc et bourru regarde le c*l de sa compagne”. Qu'il ne s'inquiète pas, les exemples cités plus haut montrent que le bastion jeu vidéo est encore bien à l’abri. Mais alors, avec de tels remparts, pourquoi trembler autant face au péril “woke” ? Et bien, c'est certainement une question d'identité mal-placé.
Le jeu vidéo, un truc de mec bien viril ?
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi le milieu du jeu vidéo était si masculin ? Spoiler, cela n’a rien à voir avec une quelconque facilité génétique ou autre facteur biologique, mais plutôt au tournant qu’a amorcé l’industrie du jeu vidéo dans les années 80. Comme l'expliquait la Youtubeuse alors connue sous le pseudonyme de Game Spectrum auprès du site l’ADN, les jeux vidéo étaient avant cela vendu comme un loisir familial, s’adressant principalement aux enfants. Et puis il y a eu 1983, année du grand krach du jeu vidéo. Pour survivre, l’industrie a dû se restructurer totalement et opter pour de nouvelles stratégies, notamment du côté marketing. On a commencé à cibler les jeunes garçons avec des publicités de plus en plus stéréotypées et tournant autour de la force, du pouvoir, de la violence et du sexe. Du “C’est plus fort que toi” aux postures osées de Lara Croft, le but était simple : parler à l’instinct primaire de l’adolescent en rut. Et forcément, cela a contribué à homogénéiser le panel de joueurs (si on résume rapidement).
C’est notamment pour ça que les femmes, mais aussi toutes les personnes ne répondant pas à ce modèle stéréotypé et très normé, ont pendant longtemps été une minorité dans cette industrie, aussi bien du côté des joueurs que des développeurs. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas. Le jeu vidéo en tant qu’industrie culturelle s’est élargi à un plus large public, s’est essayé à de nouvelles propositions et a tout naturellement réussi à dépasser ce ciblage précis. Mais les vieilles habitudes ont la peau dure. Et puis un tel changement ne se fait pas sans heurt. C’est compliqué de laisser échapper sa petite chasse gardée et de la partager, surtout quand on a longtemps été marginalisé pour cela.
Selon certains regards avisés, la construction de l’image du “geek” explique pourquoi les comportements cités plus haut sont si présents dans le monde du jeu vidéo. Le geek a pendant longtemps été un marginal méprisé par certains. Il a dû apprendre à construire son identité autour de cette position et en tirer quelque chose de glorifiant. Dans un papier sur le genre, le jeu vidéo et le sexisme décomplexé de certains journalistes, Mar_Lard parlait ainsi de covert prestige. On pourrait d’une certaine façon comparer cela au mouvement queer, qui a justement repris un terme négatif pour se le réapproprier et en tirer quelque chose de positif. Et pour les geeks, cette identité s’est forgée sur la base des stéréotypes virilistes que nous évoquions plus haut (qui est le plus fort, qui a passé le plus d’heures sur ce jeu…). C'est pourquoi voir des “noobs” qui ne correspondent pas à l’archétype originel du geek, ça énerve les plus élitistes, et ça peut les rendre un tantinet haineux. Toutes ces personnes ne méritent pas de faire partie de la grande famille très fermée des "geeks". C’est pourquoi on parle de Fake Geek Girl par-ci ou qu’on s’insurge face à l’arrivée de personnages aux caractéristiques nouvelles dans le monde du jeu vidéo.
Jouer une femme ? D’accord mais seulement si elle a des formes alléchantes et qu’elle peut se transformer en objet de désir. Des relations homosexuelles ? Pourquoi pas mais uniquement s’il s’agit de relations lesbiennes et qu’elles cochent en plus les cases des traditionnels fantasmes masculins (coucou à Mass Effect 2 et Cyberpunk 2077 bien sûr). Même des jeux semblant plutôt en avance sur leur temps n’ont pas pu s’empêcher de tomber dans quelques travers. C’est le cas de la licence Mass Effect, évoqué plus tôt, mais aussi de Metroid, qui cassait pourtant les codes en nous révélant l’identité de Samus… mais nous proposait de la voir dénudée si nous finissions le jeu assez vite. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et, sans surprise, on a déjà eu le droit aux ouin ouin habituels : “les wokes et SJW ont encore gagné, ils nous ont enlevé Samus sans armure”. En lisant ces mots, on ne peut que s’émouvoir, pas vrai ? À quoi bon jouer à un jeu si on ne peut plus voir Samus en petite tenue, ce qui était visiblement le seul intérêt du titre, non, au vu de cette réaction ?
Dans toutes ces réactions, il y a pas mal de choses assez risibles au final. Surtout que cette panique constante de voir les jeux céder face aux hordes de “wokes”, ça relèverait presque de la psychose. Et puis, qu’on ne vienne pas nous parler de personnage comme celui de Kratos qui serait l'équivalent masculin des centaines de nanas en petites tenues présentes dans une pelletée de jeux. Les délires d'homme froid, violent et body-buildé c'est encore une fois un truc de mecs, de mecs qui passent leur temps à se regarder les pecs à la salle de sport. Kratos n'est pas franchement un fantasme féminin très largement reconnu, d’ailleurs il y a fort à parier qu’aucune femme autour de vous n’a un jour trouver le dieu de la guerre véritablement attrayant (vive les petits bidons, les mecs attentionnés, les sensibles et surtout ceux qui ont plus de charisme que de muscles). Alors que des figures féminines qui ont fait fantasmer les joueurs, il y en a à la pelle, simplement de par leur physique plus qu’alléchant. C’est un cercle vicieux qui s’est entretenu au fil des années : on propose des représentations clichées/sexualisées et ainsi on fait perdurer les stéréotypes. Et ce n’est pas le directeur de Stellar Blade qui va rompre avec cette malédiction :
En ce qui concerne le design, nous avons mis l’accent sur l’arrière du personnage car les joueurs sont toujours en face de lui quand ils jouent. C’est ce qu’ils voient le plus, donc c’est très important. {...} Honnêtement, quand je joue à un jeu, je veux voir quelqu’un qui est bien plus beau que moi. Je ne veux pas voir quelqu’un de normal, je souhaite voir un idéal. Je pense que c’est important pour le divertissement. Et, après tout, c’est du divertissement qui vise un public adulte.
Hyung-Tae Kim pour GamesRadar+
Si les femmes, les personnes racisées, les personnes LGBTQIA+, les personnes en situation d’handicap et les autres minorités appellent à un changement, ce n’est pas juste pour satisfaire un petit caprice. Les biais dont nous parlons plus haut, ils peuvent avoir des conséquences sur la perception que les joueurs ont de la société. Difficile de ne pas voir une relation de cause à effet entre les stéréotypes véhiculés dans les jeux vidéo et le comportement des joueurs quand on regarde l’étude de l’Ifop d’avril dernier. Rompre avec ces stéréotypes en jeu, cela pourrait être un bon moyen de les affaiblir dans la vraie vie. Forcément, quand on a un jeu comme Stellar Blade dont le personnage principal a été uniquement - du moins à en croire la communication très centrée sur son popotin - pensé pour satisfaire les mirettes des joueurs masculins ou un personnage, féminin bien sûr, qui se bat à moitié-nue comme Quiet dans Metal Gear Solid V, difficile de faire comprendre à certains de ces mêmes joueurs que le corps de la femme n’est pas un joli bijou dont ils peuvent disposer à loisir. C’est pour ça que de nombreuses personnes, comme évoqué plus haut, espèrent voir le jeu vidéo évoluer. Et il est vrai, qu’elles ont été (un peu) entendues… Et je vous assure, que ce n’est pas si grave.
La diversité est une bonne chose
En 2019, seulement 6% des protagonistes de jeux vidéo étaient des femmes. En 2020, elles constituaient 18% du paysage vidéoludique.''' L’évolution est donc importante, oui, mais loin d’être suffisante (moins d’un quart). Sur Terre, on a presque autant de femmes que d’hommes. Ces chiffres ne sont donc pas anodins. Dans un monde idéal, on devrait se rapprocher du ratio de la population mondiale et proposer ainsi des personnages nettement plus divers. Et d’ailleurs, si j’évoque souvent les femmes ici, c’est notamment car il s’agit du sujet le plus documenté. Pour ce qui est de la représentation des personnes LGBTQIA+, racisées ou en situation de handicap (visible ou invisible), il y a encore beaucoup plus de travail à accomplir. Et c’est d’autant plus énervant de voir certains cracher sur les quelques (maigres) avancées allant dans ce sens, que l’industrie du jeu vidéo a clairement à gagner en prenant cette voie. À une époque où on se lamente régulièrement que tous les jeux se ressemblent, l’introduction de personnages et d’histoires différents est un véritable plus. Si c'est bien fait, cela nous offrirait la possibilité d’explorer de nouveaux horizons, aussi bien au niveau de la narration que du gameplay.
A tous ces joueurs en colère, ne vous inquiétez pas, il y aura toujours des dizaines de titres faits pour vous. La grande majorité d’entre eux répondront même encore à la cible initiale du “geek”. Même Ubisoft, qui pour beaucoup serait une terrible organisation de propagande gauchiste et progressiste (alors que bon, non), a refusé d’imposer Kassandra dans Assassin's Creed Odyssey, alors même qu’elle avait été pensée et présentée comme le personnage “canon”. Pas d’inquiétude à avoir donc, la domination masculine (et hétéro, cis, blanche et tout ce qui va avec) a encore de beaux jours devant elle dans l’industrie du jeu vidéo. Alors vous pouvez peut-être laisser les autres apprécier un peu de diversité de temps en temps, non ? Et éviter de vous réjouir du succès modeste de certains jeux ayant opté pour la dite diversité (cf les railleries sur Season : A letter to the future sur différents forums). Car peut-être que cela ne vous paraît pas important, mais pour certains ça l'est et il serait temps de l’entendre.
Allez, je peux même essayer de comprendre le côté effrayé par le changement. Mais aujourd’hui, l’offre est si large que si cela vous dérange tant, vous pouvez toujours vous tourner vers d’autres jeux. Vous n’êtes pas obligés de choisir l’un des personnages LGBTQIA+ d’Apex Legends. Vous pouvez passer votre chemin face à un jeu comme Tell Me Why. Typiquement, ce que j’ai vu de Stellar Blade ne m’attire pas vraiment. Tout comme je n’étais pas bien enchantée à l’idée de jouer à Atomic Heart l’année passée. Car oui, incarner un bonhomme bien macho et entendre des gémissements féminins à tout va, ça a tendance à rapidement me fatiguer - autant jouer à Duke Nukem dans ce cas. Est-ce que j’ai review bomb le jeu pour autant ? Est-ce que j’ai passé mon temps à insulter les terribles mascus qui s’emparent de mon loisir préféré pour y foutre leurs fantasmes crasses et dégradants ? Non. J’ai fait avec et je vous promets que ce n’est pas si insurmontable que ça.
Si la romance (facultative) d’Aloy avec une femme vous hérisse tant les poils, pourquoi ne pas passer votre chemin ? Pourquoi vouloir à tout prix enlever à certaines personnes homosexuelles l’une des seules histoires avec laquelle elles peuvent s’identifier ? Parce que sérieusement, à part The Last of Us Part II et Burning Shores, des relations homosexuelles on en voit rarement. Et puis, est-ce que vous pouvez me citer beaucoup d'héroïnes féminines qui ne sont pas un minimum sexualisées ou stéréotypées ? Pourquoi s’indigner du personnage de Lucia dans GTA 6, si cela peut permettre à des jeunes femmes de se forger des modèles badass et plus réalistes à la fois ? Et enfin, est-ce que vous connaissez de nombreux protagonistes noirs, métisses ou issus d’un peuple autochtone ? Qui plus est, dans de grosses productions ? Pour chaque exemple, ça se compte sur les doigts de la main alors que des centaines de jeux sortent chaque année. Et vous noterez d’ailleurs qu’on a tendance à laisser passer moins de choses à ces personnages (une pensée à Frey qui n’est clairement pas plus insupportable qu’un Agent P-3). Personnellement, et je ne pense pas être la seule, je ne demande pas à éradiquer toutes les représentations stéréotypées du jeu vidéo. Je veux juste du choix, plus de choix, comme 54% des joueurs américains. C’est du moins ce qu’a révélé Newszoo avec une étude menée en 2020.
Ça nous donne l’impression qu’on ne compte pas. Qu’on n’existe pas en tant que joueur. On est quand même dans un milieu créatif, où l’on peut imaginer tout ce que l’on veut. Si l’on ne se voit pas, on a l’impression de ne pas exister. On n’a pas de modèles à qui s’identifier, que ça soit dans les jeux, le streaming ou l’esport. Le manque de représentation nous fait croire que tous ces milieux ne sont pas faits pour nous. Et pourtant, nous jouons.
Jennifer Lufau, présidente de l’association Afrogameuses
Alors oui, n’en déplaise aux plus réfractaires, il y a encore du travail et on espère voir plus d’histoires comme celles d’Aloy, Ellie ou encore Frey. Mais pour ce faire, il faut que l’industrie soit au moins aussi diversifiée que le public auquel elle s’adresse aujourd’hui. Car pour parler à des profils bien différents, il faut des développeurs avec des vécus tout aussi variés. Et sur ce sujet, il y a également une belle marge de progression, comme l'a rappelé l'enquête d'Etienne Brichet pour têtu·connect. Heureusement, certains studios en ont déjà fait un objectif important, comme DON’T NOD qui, malgré des conditions de travail visiblement compliquées en son sein, a au moins le mérite de proposer des jeux avec des personnages marginalisés ou ayant fait le choix de l’écriture inclusive. Cette caractéristique va encore en faire enrager plus d’un, mais elle constitue un nouveau pas vers l’inclusion d’un panel toujours plus large de joueurs. Mais il y a encore du travail, surtout que les développeurs issus de minorités continuent à être insultés régulièrement sur Internet. Mais la pente est heureusement ascendante. A tous ces joueurs qui ont peur du péril "woke", allez, soufflez un coup, ça va bien se passer… Et si pour vous il est totalement impossible de vous immerger et de vous identifier à un jeu mettant en lumière une femme, une personne en situation de handicap ou je ne sais quelle autre minorité, vous ne ferez que ressentir ce que vivent près de la moitié des joueurs face à la grande majorité des grosses productions vidéoludiques. Ne vous inquiétez pas, vous survivrez, prenez exemple sur Aenok !
Je suis un mec hétéro blanc et découvrir que Catalyst était trans n’a eu absolument aucun effet sur moi ou mon intérêt pour le jeu. Mais si quelqu’un peut mieux s’identifier au jeu ou se sentir plus inclus grâce à elle, alors cool, je suis ok avec ça.
Aenok sur Reddit concernant Apex Legends
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